Les gens changent-ils ? Peut-on réellement se transformer ?
Au-delà de son intérêt philosophique, cette question interroge la dramaturgie.
A une époque dominée par les unitaires, la dramaturgie semblait dire: “oui, les événements transforment les individus”. L’impact de ce point de vue était que les personnages commençaient l’histoire à l’opposé de ce que l’intrigue les faisait devenir.
Le protagoniste était “le personnage qui change le plus”, celui qui traversait des événements tellement importants que sa vie en était transformée. Ce qui fait observer à Blake Snyder
qu’un film (ou un roman) commence et termine par deux images semblables en même temps qu’elles sont opposées, pour que le contraste entre le début et la fin de l’histoire parle directement à l’inconscient du spectateur/lecteur.
L’intrigue devient un message d’espoir: oui, il est possible de se libérer de ses résistances, oui il est possible de devenir soi, oui il est possible de réaliser ses rêves pour peu que l’on soit prêt à serrer les dents dans les coups durs, à se confronter à ses peurs et à ses démons.
La série change la donne
Avec l’avénement de récits plus longs (2 heures pour un film unitaire, 700 heures pour une série de sept saisons), le point de vue philosophique porté par la dramaturgie évolue. Pour satisfaire les attentes du lecteur/spectateur et encourager sa fidélité, les personnages ne peuvent plus se transformer.
Changer la carcactérisation d’un personnage, c’est modifier la promesse faite au lecteur, changer le concept de la série. Transformer le personnage c’est aussi, plus simplement, finir l’histoire.
Quand Hank Moody laisse partir Karen à la fin de la saison 5 de Californication
, l’histoire est close et cela se ressent dans les deux saisons suivantes.
Pour maintenir l’intérêt du lecteur, il faut cependant que l’auteur crée l’illusion du changement, qu’il montre un personnage qui lutte contre lui-même, qui cherche à dépasser ses résistances, ses limitations internes, et à se réaliser. C’est pour ça que pendant des saisons entières, les personnages font des pas vers de meilleures versions d’eux-mêmes.
En tant que spectateur de leurs efforts, pris d’empathie pour eux, nous voulons qu’ils réussissent même si notre plaisir naît de leurs échecs et se nourrit de leurs luttes.
C’est pour ça aussi qu’à la fin de la saison, les fruits de ces efforts sont perdus ou remis en question, parce que le personnage a été rattrapé par lui-même. Sa personnalité profonde, ses impulsions, ses paradoxes gagnent la partie. Ces failles qu’il veut dépasser sont trop ancrées pour qu’il en vienne à bout. Le changement n’est qu’apparent, un écran de fumée créé par les circonstances.
Philosophiquement, la dramaturgie moderne postule qu’il est impossible de changer.

“La chose la plus dure dans la vie, c’est de se faire mettre K.O. et de se relever constamment. Mais c’est ce que nous faisons, parce que nous aimons ça” (James Gordon dans Halt And Catch Fire, saison 2, ep 7)
La fiction comme reflet de la réalité
Vous êtes sans doute familier de cette pirouette qui dit: “les contes de fées s’arrêtent au moment où le prince charmant emporte la princesse sur son cheval blanc et s’éloigne dans le soleil couchant. Ils ne disent rien de leur quotidien post installation, des enfants, des engueulades, et du divorce”
Tout comme les unitaires s’arrêtent au moment qui leur permet de fermer la boucle de leur intrigue. Mais s’ils pouvaient continuer, que raconteraient-ils ? La vie ne s’arrête jamais vraiment de bouger. Dans un souci de cohérence et d’efficacité émotionnelle, l’unitaire isole une série d’événements qui “font sens”.
La série inclut une variété d’événements qui peuvent donner l’impression d’une dispersion mais qui finissent, au fil du temps, par construire un tout supérieur à la somme de ses parties.
La série permet de rendre plus floue encore la frontière entre réalité et fiction alors que le format de l’unitaire oblige l’auteur à des raccourcis existentiels pour le bien de la dramaturgie. Par “raccourcis existentiels”, j’entends une condensation du temps, une intensification parfois artificielle des émotions. On est plus facilement spectateur (au sens d’observateur distant) d’un unitaire que d’une série.
Lorsque vous suivez la vie de personnages pendant plusieurs années (en temps réel, le vôtre, pas en temps du récit), vous êtes plus facilement impliqué que lorsque cette proximité avec le personnage ne dure que deux heures (ou trois cents pages).
Avec cet effacement progressif de la frontière entre réalité et fiction (certains personnages de fiction deviennent presque plus réels que vos amis éloignés), il est naturel que la dramaturgie se rapproche de cette réalité: nos démons ne nous abandonnent jamais vraiment. Tout au plus parvenons-nous à les accueillir dans notre vie.
Un nouvel éclairage de l’arc transformationnel
Tout ceci éclaire d’une lumière nouvelle la notion d’arc transformationnel. Plutôt qu’un arc, j’imagine une spirale, qui tourne et se

rapproche d’un centre qu’elle n’atteindra jamais. Le personnage tourne autour de lui-même. Il se lance dans la vie avec ses objectifs, ses désirs, ses rêves, ses espoirs, ses besoins… il se frotte au monde, il se dépasse, il gagne certaines batailles, en perd d’autres. Il chute et se relève, chute et se relève, chute et se relève… ad nauseam. Plutôt qu’un arc, c’est une succession de plusieurs arcs qui rapprochent le personnage de son horizon.
La manière dont nous abordons la dramaturgie en est transformée. Plutôt que de réfléchir en termes de ce qui change dans le personnage, nous commençons par chercher ce qui constitue le coeur de sa personnalité, le noyau dur immuable et paradoxal qui le poursuivra à travers chacune de ses tentatives d’évolution. Nous repérons la blessure originelle et articulons les événements autour de celle-ci. L’axe dramatique devient alors la tentative du héros d’échapper à l’éternelle répétition ses propres combats internes.
Si le personnage peut se transformer pour de bon à la fin de ces multiples rebonds, c’est une question qu’il vous revient de résoudre en fonction de la réponse que vous donnerez à l’interrogation sur laquelle j’ai ouvert ce billet:
Les gens changent-ils ?
TRES intéressant! Bravo, Anaël! Je te souhaite un “très bon été”.
Amitiés
Christine
PS: tiens-moi au courant. Ce que tu fais m’intéresse.
superbe article ! Il fait vraiment écho en moi. J’opte en effet pour un adoucissement des aspérités de nos vies intérieures, là est le seul changement, rien de radical, car la vie n’a rien de radical. Nous ne pourrons jamais effacer ce qui nous a dessiné, juste estomper ou accentuer les traits. Mon père va peut être mourir d’un cancer parce qu’il n’a jamais pu effacer entièrement les coups de ceinturons que son père lui a prodigué pour son bien. Mon père n’a jamais pu dire un seul je t’aime dans sa vie. Dans son cas, il n’a pu qu’épaissir les traits. Je pense que la quiétude, ce sentiment à nul autre pareil qui nous rend si profondément heureux peut être considéré comme le centre de la spirale dont tu parles. Impossible à atteindre car la vie est mouvement et qu’il y aura toujours une brise aussi ténue soi-elle sur ce lac tranquille. J’ai hâte de commencer à travailler sur la série, hâte de plonger au coeur de mes personnages et de rester à leur côté le plus longtemps possible. Je ressens un grand espace de liberté et de découverte et le cerveau conceptuel qui est le mien laissera je l’espère place à la force des émotions. Ps: je suis tes articles avec grand intérêt et te remercie pour tes recherches.